Jean-Pol nous a brillamment parlé de l'oeuvre de Svetlana ALEXIEVITCH, Prix Nobel de littérature 2015 :
S.Alexievitch, née en 1948, de parents enseignants installés dans l'Ouest de l'Ukraine, s'est vu décerner le 8 octobre le prix Nobel pour "son oeuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque". De nationalité biélorusse, c'est la première femme originaire de l'ex-URSS à obtenir cette distinction.
Inscrite très jeune aux Komsomols (jeunesse communiste), elle s'oriente rapidement vers des études journalistiques à Minsk, capitale actuelle de la Biélorussie.
Toute son oeuvre s'inspire des évènements liés à la guerre, sa région natale étant au coeur du théâtre de la guerre germano-soviétique. "Mon père, ma grand-mère m'ont raconté des histoires encore plus bouleversantes que celles que j'ai consignées dans mon livre (La fin de l'Homme Rouge). Ce fut le choc de mon enfance et mon imagination en a été frappée à jamais". Elle étudie la guerre et ses sédiments dans l'ère soviétique et post-soviétique en nous faisant partager l'intimité des anonymes qui l'ont traversée. "Je hais la guerre et l'idée même qu'un homme ait droit de vie et de mort sur un autre homme" dira-t-elle lors de son procès à propos de son livre "Les cercueils de zinc" (cf. plus loin). Elle s'intéresse à ceux qui ne sont pas pris en compte par l'Histoire, ces gens qui se déplacent dans l'obscurité sans laisser de traces et à qui on ne demande rien.
Oeuvres traduites en français : "La guerre n'a pas un visage de femme", où elle évoque les femmes de l'Armée Rouge lors de la 2ème guerre mondiale, traduit en 2004, mais en fait son premier ouvrage publié en 1985 avec l'autorisation de Gorbatchev et qui se vendra à plusieurs millions d'exemplaires en URSS ; "Les cercueils de zinc", sur la guerre en Afghanistan, traduit en 1990 et qui la fait connaître en Europe ; "Ensorcelés par la mort" traduit en 1995, qui traite des suicides de citoyens russes après la chute du communisme ; "La supplication: Tchernobyl, chroniques du monde après l'Apocalypse" (1999) ; "Derniers témoins", (2005) ; enfin, son livre le plus abouti "La fin de l'Homme Rouge ou le temps du désenchantement", qui obtiendra en 2013 le Prix Médicis de l'Essai étranger et sera considéré comme le meilleur livre de l'année par le magazine Lire.
Son genre littéraire et sa méthode : S.Alexievitch, imprégnée de sa formation de journaliste, écrit généralement ses livres à partir d'interview enregistrées au magnétophone qu'elle retravaille pour une mise en forme adaptée à l'écrit et tous ceux qui la lisent peuvent attester qu'elle excelle dans cet art. Ses livres sont ainsi très vivants et d'accès facile, même si les témoignages sont souvent douloureux et décrivent la guerre dans toutes ses horreurs. Elle s'explique sur cette méthode : "Je pose des questions non sur le socialisme, mais sur l'amour, la jalousie, l'enfance, la vieillesse.Sur la musique, les danses, les coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d'une vie qui a disparu. C'est la seule façon d'insérer la catastrophe dans un cadre familial et d'essayer de raconter quelque chose... L'Histoire ne s'intéresse qu'aux faits, les émotions, elles, restent toujours en marge. Ce n'est pas l'usage de les laisser entrer dans l'histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d'une littéraire et non d'une historienne."
Le Monde des Livres du 16 octobre 2015, qui intitulait son éditorial : "Prix Nobel de l'essai", rend bien compte de la spécificité de cette écrivaine : "...l'essai, le genre qui fait imploser les genres... Son écriture tâtonne, "essaie", justement, de bâtir "un savoir de l'esprit"... Ses reportages forment une magnifique enquête sur l'humanité, une profonde méditation sur l'histoire du mal. Alexievitch dit "je", Alexievitch s'identifie aux témoins ordinaires, ces "documents vivants". Chez elle, le lyrisme de la phrase et la volonté de comprendre ne font qu'un."
Brève présentation de son livre "Les cercueils de zinc" : "Les cercueils de zinc" est donc le premier de ses livres traduits en français et la fit connaître dans toute l'Europe dès 1990. En revanche, il provoqua un scandale dans son propre pays. L'ouvrage porte sur la guerre déclenchée en Afghanistan par le gouvernement soviétique, de 1979 à 1989, au motif d'aider un pays ami, en réalité pour conforter les auteurs d'un coup d'Etat communiste honnis de la population, guerre au cours de laquelle 15000 soldats soviétiques furent rapatriés dans des cercueils de zinc (d'où le titre du livre), avec 2 millions de morts du côté de la population afghane.
Le livre rassemble 270 pages de témoignages, suivies d'une centaine d'autres consacrées notamment au procès intenté contre l'auteure par deux témoins, à la suite de la parution le 15 février 1990 d'extraits de son livre, donc de témoignages, dans la Komsomolskaïa Pravda. Les pièces relatives à ce procès sont particulièrement intéressantes et objectives, car elles exposent aussi bien les arguments des plaignants que de la défense. On y trouve des inconditionnels du pouvoir comme d'ardents supporters de l'écrivaine. Un éclairage y est également donné sur le genre littéraire que pratique l'auteure et sur la liberté de l'écrivain. S.Alexievitch, lors de la dernière audience de son procès, le 8 décembre 1993, s'explique à ce sujet : "Les livres que j'écris, ce sont à la fois des documents et l'image que j'ai de mon époque. Je rassemble des détails, des sentiments que je puise dans une vie humaine, mais aussi dans l'air du temps, dans ses voix, dans son espace. Je n'invente pas, je n'extrapole pas, j'organise la matière que me fournit la réalité. Mes livres, ce sont les gens qui me parlent et c'est moi avec ma façon de voir le monde, de sentir les choses." (Editions Bourgeois, p351). Lors de ce procès, elle demandera une expertise littéraire, qui lui sera refusée.
Les nombreux témoignages exposés dans le livre proviennent tant de soldats revenus traumatisés et handicapés à vie, d'infirmières parties volontairement au champ de bataille et devenues esclaves sexuelles des militaires, que de mères révoltées par la mort de leur fils ou encore d'officiers déroutés par cette guerre au secours d'un pays ami, objet d'un rejet absolu de la part des populations afghanes. La grande question qui revient comme un leitmotiv : A quoi bon tout cela ? Ces témoignages, tous aussi poignants les uns que les autres, se lisent avec une grande facilité, car ils sont écrits dans une langue à la fois simple, vivante et très limpide. Le don de l'auteure y éclate à toutes les pages.
Ce livre, comme tous les autres de cette auteure engagée, n'est pas gai et traite de sujets très durs, mais il pourrait avoir sa place dans nos bibliothèques, y compris dans le secteur santé, pour des lecteurs qui s'intéressent à l'histoire récente et à la confrontation des raisons d'Etat et de ceux qui en sont les innocentes victimes.
Pour terminer ce bref portrait d'une écrivaine particulièrement courageuse, quasi-étrangère dans son pays - "Le pouvoir biélorusse fait comme si je n'existais pas", cependant que l'opposition lui reproche d'écrire en russe et non en biélorusse -, il est pertinent de lui redonner la parole en reprenant ses derniers mots à l'issue de son procès : "A titre personnel, je demande pardon pour avoir blessé, pardon pour ce monde imparfait où il est souvent impossible de même marcher dans la rue sans heurter quelqu'un... Mais en tant qu'écrivain, je n'ai pas le droit de demander pardon pour ce livre, pardon pour avoir dit la vérité !" Et Elena Molotchko, qui relate ces propos dans l'article paru le 23 décembre 1993 dans Narodnaïa Gazeta, de conclure : "Le procès de S.Alexievitch et des Cercueils de zinc, c'est notre seconde défaite dans la guerre "afghane"...
Jean-Pol Isambert, 3 décembre 2015